26-28 mai 2003 Echos du voyage du Père Shoufani à Auschwitz

A l’initiative du Père Emile Shoufani, curé de Nazareth, ce voyage a rassemblé 500 personnes, surtout des jeunes, juifs, chrétiens et musulmans, dont 300 venus d’Israël et 200 de France, avec un rabbin, des prêtres, des imams.
Voici 2 échos de ce voyage, l’un donné par un juif et l’autre par un musulman.

 

Discours du Rabbin Daniel FAHRI,
 qui a participé au voyage de la délégation judéo-chrétienne, composée de citoyens israéliens et français,
emmenée à Auschwitz  par le Père Emile SHOUFANI, les 26/27/28 mai 2003

 

Deux journées pré-messianiques à Auschwitz-Birkenau


La semaine qui s’achève aura connu, au milieu d’une actualité parfois décourageante, deux événements qui sont des lueurs d’espoir dans la situation au Moyen-Orient. Le premier est une avancée incontestable dans les relations entre l’Etat d’Israël et l’Autorité palestinienne à travers des déclarations du Premier ministre israélien et une rencontre entre lui et le Premier ministre palestinien. Se profilent aussi les bons offices des Etats-Unis et de la Jordanie pour aider à la réalisation du programme de la « feuille de route » qui doit normaliser les rapports entre Israéliens et Palestiniens et aboutir, a court terme, à la création d’un Etat palestinien aux côtés de l’Etat israélien. L’autre événement, celui auquel j’ai eu la chance immense de participer, a été une rencontre sans précédent sur les lieux les plus symboliques de la Shoah à Auschwitz-Birkenau­. Là-bas se sont retrouvées deux délégations, israélienne et française, composées de Juifs, de Chrétiens, de Musulmans des deux nationalités. Comprenez bien : des Israéliens arabes et juifs se sont rendus ensemble sur le lieu de la souffrance juive. Des français, jeunes scouts musulmans, chrétiens, israélites, étudiants juifs de l’UEJF, jeunes des JMF, des imams, des prêtres, des religieuses, un rabbin, des membres de leurs communautés respectives, des responsables et des membres d’associations de toutes sortes, des hommes et des femmes de bonne volonté séduits par la démarche, ont rejoint là-bas, en Pologne, la délégation israélienne emmenée par le Père Emile Shoufani de Nazareth. Il me semble que rien que l’énoncé des personnes composant cette rencontre est de nature à donner le vertige. Voilà, en effet, des hommes et des femmes que leurs origines ethniques et religieuses ont habitué à s’affronter, au meilleur des cas à s’ignorer, plutôt qu’à se rencontrer et à dialoguer, qui ont passé trois jours complets ensemble (les nuits ont été courtes !) à partager la vision et l’évocation de l’horreur et à communier en paroles, en actes et en gestes hautement symboliques. Là-bas ­ et c’était la volonté du « Père Emile » ­ il n’y a pas eu de prières collectives, pas de discours pompeux, pas de marques distinctives d’appartenance politique, ethnique ou religieuse. Seulement des êtres humains venus essayer de comprendre, écouter les témoignages d’une dizaine de rescapés, s’imprégner des lieux, pleurer, se réchauffer et s’aimer. Ils ont marché et marché ; ils ont vu ; ils n’ont pu y croire ; ils ont changé leur regard sur le peuple juif parce qu’ils ont touché ­ même si ce n’était qu’effleuré ­ sa souffrance indicible.


Comment rendre compte de ces journées que je qualifierais volontiers de pré-messianiques dans la mesure où ce qui s’y est passé est de nature à hâter la venue du messie ? Faut-il parler du projet en général ? Faut-il cibler quelques détails significatifs ? J’essaierai d’entremêler les deux, tout en ayant conscience que n’étant que la cinq-centième partie de ce groupe, ma vision ne peut être qu’infiniment parcellaire et qu’un gros livre pourrait être écrit avec les témoignages des autres participants.

 

Ce qui s’est passé cette semaine à Cracovie et à Auschwitz-Birkenau a été voulu par un homme : le Père Emile Shoufani, de Nazareth. Cet homme représente à lui seul un symbole : d’origine arabe, de religion chrétienne, de nationalité israélienne. Il parle l’arabe, le français et l’hébreu. Il travaille depuis quinze ans à faire se rencontrer quotidiennement des jeunes israéliens et palestiniens qui se rendent dans les écoles les uns des autres. Il croit de tout son être à la paix entre les deux peuples qui habitent la terre du message biblique. Cette semaine, tandis que nous étions avec lui en Pologne, l’UNESCO lui a décerné son prix annuel de l’Education à la Paix. Juste récompense de l’œuvre d’un homme qui, tel un prophète des temps modernes, ne craint pas de délivrer un message courageux et révolutionnaire, un message de justice et d’amour, un message universel et urgent. Constatant le blocage des consciences et donc de la situation politique, il a voulu poser un acte gratuit, sans attente de retour, un acte inconditionnel. Il a posé l’hypothèse que ce n’est qu’en comprenant l’horreur qu’ont vécue les Juifs que les Arabes, notamment palestiniens et israéliens, pourraient engager un véritable dialogue avec ceux que, jusqu’à présent, ils ne considéraient que comme des intrus et des occupants sur une terre qui leur est commune. Qu’il suffise d’écouter la dernière phrase d’une déclaration lue à plusieurs voix le dernier jour dans le camp de Birkenau : « Ensemble, nous nous engageons à porter la mémoire de la Shoah, et à faire le travail commun qui, à partir des enseignements de cette mémoire, nous permettra d’explorer ensemble un horizon de paix ». Quel a été notre programme cette semaine ?

 

Lundi, nous avons visité par groupes le quartier juif de Cracovie, puis nous sommes retrouvés tous ensemble, cinq cents personnes environ ­ 300 Israéliens, 200 Français ­, dans l’une des synagogues de cette ville. Mardi, nous avons été d’abord à Birkenau, puis à Auschwitz. Nous avons marché silencieusement vers la « juden » rampe, la rampe ferroviaire, ou ce qu’il en reste noyée dans les herbes folles, où s’effectuait la tragique « sélection » à l’arrivée des convois français. Puis nous avons marché vers l’arrière du camp, vers le lac des cendres, là où étaient dispersés les corps des suppliciés réduits en poudre après leur passage dans les chambres à gaz et les crématoires. Nous sommes parvenus jusqu’à la grande place ou se trouvent les restes dynamités des deux principales installations de mort des nazis ainsi que les stèles dans toutes les langues parlées par les déportés (la dernière, en judéo-espagnol, a été inaugurée le 24 mars dernier). Nous avons écouté le témoignage du dernier membre des sinistres Sonder-kommando encore vivant en Europe, Shlomo Venezia, Juif italien d’origine salonicienne, affecté au nettoyage des chambres à gaz après le passage des victimes. Nous sommes allés visiter ce que les Polonais appellent le « Musée d’Auschwitz », c’est à dire le premier camp de concentration du complexe Auschwitz-Birkenau-Buna Monowitz. Ce lieu, resté intact avec sa trentaine de « pavillons », sa place d’appel et sa chambre à gaz, ­mérite le nom de « Musée » à cause des expositions photographiques et des vitrines où s’amoncellent des objets divers ayant appartenu aux victimes : valises, matériel de toilette, lunettes, cheveux, prothèses, taleths. Le soir enfin, nous avons eu des groupes de discussion entre Français et Israéliens. Mercredi, nous sommes retournés à Birkenau pour y visiter les baraques et entendre le témoignage des survivants qui nous accompagnaient. A 17 heures, a eu lieu une très émouvante cérémonie. Nous avons ensuite regagne Cracovie. Le soir, rassemblés dans un centre culturel, nous avons écouté le témoignage de la fille d’une Juste polonaise ainsi que des paroles très fortes des principaux acteurs de ces journées, parmi lesquels, bien sur, le Père Emile Shoufani. Inutile de dire que nous avons beaucoup marché, beaucoup parlé, et très peu dormi !

 

Je voudrais à présent revenir sur quelques instantanés auxquels j’ai assisté et qui me paraissent traduire le caractère unique de ce qu’ensemble nous avons vécu. Je les citerai en désordre, mais cela n’a guère d’importance.

 

Le lundi, à notre arrivée à Cracovie, le guide de notre autocar (il y en avait 12 au total) nous emmène visiter, hors programme, un « petit camp » de travail et de harassement ou périrent environ 15.000 Juifs aux portes même de la ville, PLASZÓW (Pvashouw). Aujourd’hui, il n’en reste qu’un site sur une colline engazonnée où, la chaleur aidant, des personnes en maillots de bains et tenues printanières prenaient le soleil et pique-niquaient. Ce lieu, où furent tournées des scènes du film « La liste de Schindler », est ouvert au public. Seuls un monument sur un édicule ainsi que deux stèles en polonais avec les signes hébraïques traditionnels rappelant ce qui s’est passé là, témoignent pour les passants. Jusque là, rien que d’à peu près normal, sinon que les indications écrites sont loin de la route d’accès et n’alertent pas les visiteurs sur le caractère particulier du lieu. Ce qui nous a choqués, du moins les Juifs parmi nous et quelques non-Juifs, c’est que le guide nous ait invités à pique-niquer sur l’herbe verdoyante. Inutile de dire que, bien qu’assoiffés et affamés, nous avons refusé de nous accorder cet instant de détente et de plaisir sur un lieu ou tant des nôtres ont souffert et perdu la vie.

 

Le mardi, nous nous dirigeons  ­ longue procession silencieuse ­ vers la « rampe des Juifs ».  C’est un petit chemin de trois mètres de large bordé de petits pavillons proprets. Sur le seuil de l’un d’entre eux, un petit vieux se tient accoudé sur sa canne et nous regarde passer avec un sourire énigmatique. Trois quarts d’heure plus tard, lorsque nous repassons, il est toujours là, toujours appuyé sur sa canne, toujours souriant. Dans mon cœur je compose une formule : « le petit vieux polonais sur sa canne ricane ». En chemin, nous croisons un cycliste qui marmonne quelque chose. J’entends ma voisine de marche, la merveilleuse Ida Grynspan, lui rétorquer « Kourva toi-même ». Je lui demande ce que signifie ce mot. Elle me répond : « pardonnez-moi ce mot en ce lieu ­ : putain ». Ainsi soixante ans après, un jeune Polonais qui croise une longue file de personnes dont quelques unes portent la kippa, d’autres le voile, se rendant sur le site de Birkenau, peut insulter des êtres humains venus rendre hommage aux victimes d’alors qui, sans doute, ont marché leur dernier chemin sous le regard indifférent et ricanant de ses parents ou grands-parents.

 

La rampe - Nous sommes rassemblés pour écouter les explications d’un jeune professeur milanais, spécialiste du camp d’Auschwitz-Birkenau, Marcello Pezzetti. A ce moment-la, à cinquante mètres derrière, passe un long train de marchandises dont les wagons ressemblent à s’y méprendre à ceux dans lesquels furent entassés des millions des nôtres dans des conditions qui auraient sûrement ému notre Brigitte Bardot nationale. Ce train, tracté par une locomotive, électrique dorénavant, n’en finit plus de passer. Je vois les regards de beaucoup le suivre tout en écoutant les explications passionnées du bon Marcello. Les corbeaux en rajoutent avec leurs croassements irrespectueux mais tellement de circonstance. Eux, au moins, n’ont rien à voir avec la Pologne, les nazis, les Juifs. Tandis que nous marchons vers l’arrière du camp de Birkenau, mon téléphone portable vibre. Je m’isole de la marche et prends la communication. On m’annonce le décès brutal d’une femme que j’aimais beaucoup et dont une grande partie de la famille a péri ici ! Situation irréaliste où il me faut régler, de ce lieu, les détails des obsèques qui ont eu lieu cet après-midi à Bagneux. Toujours lors de cette marche, fatigué, je m’arrête sur le bord. Un homme se dirige vers moi. Aux questions en hébreu qu’il me pose, je lui demande s’il est médecin. Oui, me dit-il. Il est cardiologue, chef du service des
urgences de l’hôpital d’Afoula, palestinien. Rassuré sur mon état, nous parlons de cette rencontre inédite et de la situation là-bas. Il me dit que la paix serait si simple s’il s’agissait d’hommes de la rue comme lui et moi. Il me dit que la rue, israélienne et palestinienne, veut de tout son cœur la paix, mais que les hommes politiques n’aiment pas faire les
compromis que nécessite toute négociation. Il ajoute que beaucoup de ses concitoyens israéliens arabes, lorsqu’ils ont appris sa démarche et celle de ses amis,  ont pensé et dit sheheme lo beseder, qu’ils ne sont pas tout à fait normaux ! J’ai aussi appris qu’un imam français participant à notre voyage s’attend à de lourdes critiques à son retour. Mais l’un et
l’autre sont prêts à les affronter, tant ils sont désireux de briser le cercle infernal de la méfiance et de la haine enseignées depuis si longtemps.


Une des choses qui m’ont frappé en Pologne, c’était que la seule langue dans laquelle je pouvais échanger avec les Israéliens arabes était l’hébreu qu’ils parlent parfaitement, ce qui n’est pas le cas de l’arabe pour les Israéliens juifs. A propos de langue, il était particulièrement émouvant d’entendre parler l’arabe en ces lieux où, sans doute aucune victime ne l’a parlé, même si certaines, venant d’Afrique du Nord, le connaissaient probablement. Autre émotion : j’étais au milieu des personnes devant lire des noms lors de la cérémonie de clôture. Un Israélien arabe, tenant dans ses mains une liste de noms écrits en hébreu, m’a demandé la prononciation exacte de quelques noms particulièrement difficiles. Pour être sûr de bien les prononcer, il les écrivait à côté en arabe ! Imaginez la situation : des Arabes
musulmans et chrétiens égrenant les noms de victimes juives de la Shoah écrits en hébreu et retranscrits en caractères arabes. S’il fallait un seul symbole à notre rencontre, je choisirais celui-là tant il est révélateur de ce chassé-croisé incessant que nous avons vécu durant trois jours entre des peuples, des cultures, des religions différents dont le dénominateur commun aura été la prise en compte de la réalité et de la présence de la Shoah. Je veux évoquer encore un autre symbole fort, lors de cette lecture de noms à Birkenau. Mais d’abord je veux décrire la cérémonie.

 

Une quinzaine de lecteurs, surtout non-juifs, se tenaient à mi-chemin de la rampe centrale menant aux chambres à gaz et au monument. Des haut-parleurs amplifiaient la lecture tout au long de la rampe. Les participants marchaient lentement pendant environ cinq cents mètres vers les lecteurs en écoutant les noms. Arrivés à la hauteur des lecteurs, ils formèrent un immense cercle silencieux tandis que s’achevait la lecture. Je pensais à ces interminables appels que nous ont racontés les témoins. Il faisait très chaud et le soleil dardait ses rayons vers nous. Cette fois-ci, ce n’était plus des vivants, mais des morts qu’on appelait. Dans mon cœur, je répondais « présent » pour eux. Et maintenant, le symbole : la première lectrice, juste devant moi, était une petite éclaireuse musulmane de Toulouse de vingt ans, Ouafa. Elle ouvre la bouche, et je l’entends prononcer bismi-lah a rahmane a rahime : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux », puis elle commence la litanie des noms. Elle avait assimilé cette lecture à une tâche sacrée, comme la lecture du Coran qu’on ouvre toujours sur cette invocation ! Merci, petite sœur musulmane pour cet ultime et inattendu hommage à nos chers disparus. Tu as intuitivement compris ce que nous venions faire à Birkenau. Juste avant, Ouafa avait fraternisé avec une vieille dame d’origine juive qui lui avait promis d’être la marraine de son premier enfant. Après cette lecture des noms, nous entendons un magnifique texte dit par quatre personnes. Je vous en cite un passage :

 

 « Nous sommes là, en ce lieu où l’humanité a été déclarée inutile, en ce lieu où des êtres humains ont été réduits à l’état de « Stück », de « morceaux », de choses plus insignifiantes que des animaux. Fils et filles du peuple juif, la rage haineuse des nazis les avait poursuivis jusqu’aux fins fonds de l’Europe, elle les aurait poursuivis jusqu’au bout de la terre si elle en avait eu les moyens. Nous, Juifs et non-Juifs ici présents, au-delà de nos origines diverses, au-delà des croyances, de la non-croyance ou des options philosophiques des uns et des autres, nous affirmons que la mémoire de ce crime devra entrer dans la pensée et dans la culture qu’ensemble nous serons capables de créer, afin de rejeter le spectre de l’inhumanité. Ensemble, nous affirmons que tout homme et toute femme, aussi longtemps qu’il vit sur cette terre, de l’enfance à la vieillesse, porte en lui une étincelle sacrée digne du plus haut respect. Ensemble, nous affirmons que la fraternité ne se divise pas : elle est universelle ou elle n’est pas ; elle ne mérite pas le nom de fraternité si elle se limite à un clan, à une nation, à une catégorie d’hommes et de femmes, elle ne trouve sa vraie dimension que lorsqu’elle s’étend à l’étranger, à l’être différent, à celui ou à celle dont l’approche nous semble le plus difficile. Ensemble, nous affirmons que le contraire de la fraternité n’est pas seulement la haine, mais aussi l’indifférence ; que le crime contre la fraternité ne consiste pas seulement à tuer l’autre, mais aussi à laisser tuer l’autre en silence ».

 

Pendant la lecture de ce texte, la quinzaine de lecteurs a spontanément cherché et serré la main de son voisin. C’est ainsi que nous formons cette chaîne fraternelle qui martèle : « Ensemble, nous affirmons ». Pendant ce temps, à trois mètres, assis au milieu des rails, un groupe d’éclaireurs et éclaireuses israélites et musulmans. Une éclaireuse musulmane tient la main d’un éclaireur juif. Un photographe immortalise la scène au milieu des centaines de bougies du souvenir allumées sur le ballast. Je veux aussi dire l’émotion immense des Musulmans, français et israéliens, en prenant conscience de l’horreur vécue ici il y a soixante ans. Fatima, 43 ans, aînée de douze enfants, fille de Harki, éclate en larmes à plusieurs reprises durant les différentes visites. Elle me dit même qu’elle a été vomir derrière une baraque. Pourtant, ses parents lui ont raconté les camps de Harkis à leur arrivée en France et les exactions contre eux en Algérie. Mais ce n’est rien à ses yeux à côte de ce qu’elle découvre. Un autre, Said Ali, environ 60 ans, pleure de façon irrépressible. Une journaliste de la radio l’interviewe, mais sa voix est noyée de larmes. Elle a le timbre d’un petit enfant. Il dit son sentiment de culpabilité d’être né en 1942 et de n’avoir pas subi le sort de ses camarades juifs. Je me joins au groupe et lui demande s’il sait que la Mosquée de Paris a caché de nombreux Juifs durant la guerre. Je ne suis pas sûr que mon propos l’apaise. Il portera en lui cette souffrance désormais.


Au moment de conclure, je veux rapporter quelques-uns des propos tenus par Rachid le dernier soir. Rachid est un jeune homme très grand, d’une gentillesse sans limite, avec un regard pétillant et bienveillant. Il nous a tous remerciés d’avoir donné l’occasion aux non-Juifs de sortir de leur cœur pour essayer de comprendre ce qu’il y a dans le cœur des Juifs. Il a aussi dit : « Qu’il est beau de pleurer ensemble ! » Il a dit avoir vu ­ et nous l’avons tous vu ­ des jeunes filles et des vieilles femmes se tenir par la main, des mères s’étreindre. Et surtout, il a parlé de la « réconciliation des mémoires ». Merveilleuse expression qui dit ce qu’a été l’un des buts recherchés par le Père Shoufani en imaginant et en réalisant, à force de ténacité et de courage, ce voyage et en l’intitulant « Mémoire pour la Paix ».


Merci à vous Rachid, Jean, Ouafa, Anne-Sophie, Fatima, Frédérique, Said Ali, Nicolas, Mahmoud, Catherine, Naim, Ruti, Nahmane, Ariane, Béatrice, Michal, Ida, Yvette, Jules, et tant d’autres, et bien sur Emile. Il me semble que nous aurons la force de porter bien haut le message de votre fraternité et de votre amitié et, comme vous ponctuiez si souvent vos propos, ich Allah, avec l’aide de Dieu, be’ezrath haEl, nous ferons de la mémoire de la Shoah un rempart contre tous les discours et actes de haine. Nous construirons un monde humain. Amen.

 


 

 

Un Palestinien à Auschwitz

BICHARA KHADER

Professeur à l'Université catholique de Louvain et directeur du Centre d'études et de recherches sur le monde arabe contemporain.

Témoignage-SPIRITUALITÉS

La Libre Belgique, 2 juin 2003

 

Dans l'avion qui nous conduit à Varsovie, je dévore le livre d'Emile Shoufani, curé arabe de Nazareth, Comme un veilleur qui attend la paix. En guise de commentaire personnel, je griffonne: « Cher Emile, ton livre est un régal, un condensé d'intelligence, un cri du coeur, un parfum d'espérance ». Car, au Proche-Orient, de l'espérance il en faut : 5 guerres, 2 soulèvements, 32 plans de paix n'ont pas permis de nous extraire de cette terrible impasse. Le dernier processus de paix, dit d'Oslo, a rendu l'âme broyée par les mensonges, la vengeance et la quête désespérée de victoires éphémères. Derrière cet affligeant constat, il y a sans doute une faille : Israéliens et Palestiniens n'ont jamais fait preuve d'audace pour sortir de leur martyrologie, casser les représentations idéalisées, intégrer l'histoire de l'Autre, rencontrer sa souffrance, comprendre ses peurs. C'est en ceci que l'initiative d'Emile Shoufani est inédite et, à certains égards, exceptionnelle : conduire à Birkenau et à Auschwitz des Arabes (chrétiens et musulmans), citoyens d'Israël, accompagnés de juifs israéliens, de Français de toutes confessions, et d'étudiants belges et étrangers de l'UCL. Je ne pouvais pas ne pas être du voyage. J'avais depuis longtemps souhaité visiter les camps d'extermination. Il y avait en moi comme un irrésistible besoin de comprendre le poids de la Shoah dans la mémoire juive et israélienne. Mes lectures préparatoires, notamment le livre d'Anne Grynberg, La Shoah, l'impossible oubli, m'avaient déjà familiarisé avec le nazisme, cette idéologie abjecte née au coeur de la modernité occidentale. Mais arrivé à Cracovie, c'est surtout Shlomo Venezia qui m'a fait toucher du doigt la bestialité dont les hommes sont capables lorsqu'ils sont embrigadés par des régimes criminels et des idéologies de haine. Shlomo a aujourd'hui 79 ans et vit à Rome. Il avait 20 ans lorsqu'il est débarqué à la Juden Rampe à Birkenau. Alors que ses compagnons sont désignés par le sort pour aller à la mort (on appelle cela la sélection), Shlomo est épargné mais doit s'acquitter d'une tâche ingrate : tondre les cheveux des cadavres gazés. Les cheveux étaient récupérés pour fabriquer des pantoufles. D'autres camarades d'infortune arrachaient les dents en or des personnes assassinées, avant de les brûler dans des fosses communes. Rescapé, Shlomo s'est réfugié dans le mutisme jusqu'en1992 : c'est le classique mécanisme du refoulement de l'horreur. Arrivé au crépuscule de sa vie, il veut témoigner. Et il le fait d'une manière si poignante que mes étudiants, mes collègues et moi-même, en étions bouleversés. Shlomo porte un tatouage sur l'avant-bras gauche. L'opération, se souvient-il, avait été exécutée avec méthode par des Schreiber. Comme l'écrivait Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés, le tatouage c'était la marque qu'on imprime sur les esclaves et les animaux destinés à l'abattoir. Shlomo n'exhibait pas son tatouage : il n'en tirait ni gloire ni honte. J'ai dû insister pour le voir : il porte le chiffre 182787. Plus que tous les livres que j'ai pu lire sur la Shoah, ces six chiffres démontraient combien le génocide des Juifs a été quelque chose d'unique, car il s'agit d'une extermination systématique, exécutée avec minutie et méthode, à l'encontre d'un groupe humain, pris dans sa totalité. Quand on a écouté Shlomo nous décrire la sinistre géographie des lieux, quand on a écouté Ira Grinspan, autre survivante, qui se remémorait devant nous les menus détails de la rafle de 1944 et son arrivée à Birkenau le 13 février 1944 (jour de ma naissance à Zababdeh en Palestine), quand on a visité, en compagnie de l'historien Marcello Pezzetti, le quartier juif de Cracovie qui abritait 200 synagogues, dont une seule est aujourd'hui ouverte au culte, quand on a eu le privilège amer de voir tout cela, on ne revient pas indemne, mais transformé, mû par une immense compassion. C'est en observant l'émotion de mes frères arabes et palestiniens à Birkenau, recueillis devant les vestiges de l'horreur absolue, que j'ai pris la mesure du miracle de l'empathie. C'était notre réponse à ceux - fussent-ils rares - qui, parmi les Arabes, font un funeste commerce avec le négationnisme. Cette attitude n'ennoblit aucune cause. L'opposition légitime à la politique d'Israël ne doit jamais nous faire oublier que la Shoah a été la plus singulière des tragédies humaines. Certes, les Palestiniens, les Arabes et les musulmans n'en sont ni coupables ni responsables, mais la Shoah les concerne car elle constitue le lieu de  mémoire où les juifs puisent à la fois leur attachement à la vie - tant celle-ci leur était déniée - mais aussi leur angoisse existentielle. Le Curé de Nazareth voulait faire de ce voyage vers l'Autre un geste fraternel, un élan de solidarité, une écoute attentive. Cela n'aura peut-être pas d'effet de guérison sur les uns et les autres. Mais il faut espérer qu'un jour, les juifs, surtout israéliens, apprendront à dompter les peurs qui paralysent leur esprit et les empêchent de regarder l'avenir en faisant confiance à ceux qui leur tendent la main. Après ma visite à Auschwitz, j'ai envie de dire aux juifs, surtout israéliens : allez à la rencontre des Palestiniens, eux aussi ont une histoire douloureuse à vous raconter; elle n'est pas équivalente à la vôtre, mais elle fait partie aussi de leur mémoire et de leur identité. On le voit bien: avec les Israéliens et les Palestiniens, nous nous trouvons face à deux peuples qui ont un passé qui ne passe pas, fait d'accumulation d'expériences qui plongent leurs racines au fond de l'histoire, de traumatismes anciens et plus récents, de blessures toujours béantes. Ce sont deux peuples enfermés sur leur propre malheur, rivalisant pour monopoliser le statut de victime et dont le futur est pris en otage par une mémoire saturée. Eh bien, si l'oubli est impossible, le pardon dans la justice est plus que jamais nécessaire. Sans quoi, on se durcit dans ses propres définitions et on se referme sur ses propres souffrances au point de devenir autiste, sourd et aveugle à la souffrance de l'Autre. C'est pour tout cela que ma visite à Auschwitz, avec mes collègues et mes étudiants de l'UCL, plus qu'un pèlerinage, a été surtout une manière de réaffirmer ma part d'humanité face à l'insoutenable banalité du mal.

END